la saint Cochon
A vrai dire, on l’aimait bien ce petit cochon, depuis le 15 mai, jour de la foire de Cormaranche. Il faisait partie de la maison.
Ce matin-là, le voisin avait attelé son cheval à la voiture astiquée de la veille et à l’aube, nous étions partis.
A cette époque, Cormaranche avait en plus la spécialité d’être la foire aux petits cochons. Ils étaient là, sur la place, parqués dans des boxes, dormant au soleil sur leur litière toute fraîche entre le marchand de fenasse*et de pellagras* et le fabricant de fourches et de râteaux. Choisir le meilleur n’était pas une mince affaire …Rien ne ressemble autant à un joli cochon rose qu’un autre joli cochon rose…
Palabres, marchandages, l’affaire se terminait au bistrot d’en face et l’on chargeait son emplette qui grognait déjà de plaisir. Ce voyage était pour moi un émerveillement, tout ce monde, ces forains, ce bétail et cette longue promenade sur une route qui était encore bien à nous …
Comme j’ignorais encore tout de la finalité, je trouvais ce petit goret si gentil, si amusant que j’étais comblé.
Et nous arrivions à la maison où le bouédet* était prêt au fond de l’étable à l’abri des courants d’air et garni de paille. Je vous ferai grâce de la période qui sépare le 15 mai du jour du sacrifice. Un bon cochon ne se fabriquait pas comme aujourd’hui, le temps avait le temps : pour grandir ( un cochon doit grandir avant de grossir) il lui fallait une nourriture légère et équipés d’un gant ou d’une vieille chaussette, nous allions pour lui cueillir des orties le long des routes.
Bien sûr, après les battages, il aurait droit à la farine d’orge et aux petites pommes de terre cuites dans l’eau de vaisselle qui n’était qu’une eau grasse sans nitrate, ni perlimpinpin. Cette technique autant traditionnelle qu’économique était assez efficace et, à ce régime, notre animal allait bien arriver au mois de l’Avent à peser ses 140 ou 150 kilos.
Et de grognements en grognements, de pommes de terre écrasées au pilon en pâtées d’orge, on arrivait à cette fameuse fête du cochon.
Etant assez sensible, on m’avait préparé en me disant que lui même était content de la journée, et comme j’en étais à ma première année de catéchisme, je venais de comprendre pourquoi on avait baptisé cette journée LA SAINT COCHON.
Tout était prêt ! La lune était bonne, la chaudière fumait dans un coin de la cour, les esses suspendues à la poutre du dreffia, le cuvier renversé et étuvé de la veille, la voisine la plus aguerrie avec son seau, les costauds du quartier que l’on avait invité à boire la goutte… il ne manquait rien, même si tout cela n’avait pas l’allure d’un abattoir aux normes officielles…
Et l’on attendait le bourreau, un nom qui ne convenait pas du tout à ce brave JOSET, figure locale pacifique et immortelle : polyvalent, il cumulait tous les métiers, cultivateur, cafetier, coiffeur, mais les mois d’hiver, tuer les cochons, les saler était son sacerdoce…Il arrivait toujours en retard, tablier blanc, sabots vernis, panier au bras. Quelle panoplie ce panier ! Recouvert d’un linge immaculé, il contenait tout un abattoir : couteau pour saigner, couteau pour trancher, pour dégraisser, scie, feuille à découper, entonnoir à boudins, fusil pour affûter…Comme on était pratique à l’époque comparé à tout ce qu’il faut aujourd’hui pour le même travail.
Tout était donc tip –top, le sacrifice pouvait s’accomplir. En un clin d’œil, la bête, qui n’avait rien mangé le matin pour ne pas avoir les tripes et les boyaux encombrés, un peu hébétée, était empoignée, plaquée sur le cuvier et solidement tenue par les quatre ou cinq gaillards qui ne lui laissaient aucune chance..
Dans l’innocence de mes huit ans, pour m’éviter l’horrible vision du couteau rasant puis coupant la carotide, on m’avait choisi une utilité. Plein de sagesse, on m’avait confié une place qu’on jugeait très importante. Je tenais la queue du cochon et des deux mains, je me cramponnais à ma mission. Des hurlements, un dernier soubresaut, JOSET manœuvrait la patte gauche pour récupérer les dernières gouttes de sang. La bête était bien morte, JOSET rangeait son premier couteau, ma tâche était terminée.
Puis la toilette pouvait commencer, dans le cuvier retourné, notre animal trempait dans l’eau frissonnante, les soies commençaient à se détacher, tous s’affairaient, qui avec des couteaux, qui avec des cuillères à lui faire retrouver sa couleur originelle. Etendu sur une échelle, on lui avait arraché les onglons et, avant de le suspendre et de sortir les entrailles, il était redevenu tout rose, tout joli, comme à la foire de Cormaranche.
Mais il fallait se hâter puisque à midi, on mangerait déjà le pot au feu et le civet. Toutes ces choses encore fumantes allaient se transformer en produits merveilleux. La gorge deviendra civet, la tête transformée en gelée, le foie en terrine, le sang agrémenté de crème fraîche, vin vieux, oignons, deviendraient un régal. Et de ce régal, les voisins profiteraient. Demain, nous irons leur porter la fricassée, une belle assiette emplie d’abats, cerclée de boudin et recouverte d’un voile artistement découpé dans la coiffe. Tout le quartier avait droit à la fête où rien n’était perdu, la vessie séchée ferait une blague pour le grand-père et le seul morceau non comestible pendu à la remise servirait à graisser les scies.
Notre JOSET n’avait pas son pareil pour doser savamment les épices et la mise au saloir des morceaux préalablement frottés à l’ail était une véritable cérémonie.
Et Au diable, le cholestérol !
Ne serait-ce que pour mettre l’eau à la bouche des plus de cinquante ans –les autres ne peuvent connaître- je leur parlerai de l’odeur de la gelée, de l’arôme du civet, du goût du boudin sortant de la chaudière et la saveur d’une roulette après six mois passée au saloir. Comme moi, ils se souviennent encore de ces choses si simples, si bonnes et des fameux repas où LUCULLUS mangeait chez LUCULLUS*
MARIUS GUY
*fenasse : nom donné autrefois à toutes les graminées
*pellagras : nom vulgaire du sainfoin
*bouédet : nom patois désignant la soue
*LUCULLUS : Romain célèbre par sa richesse ostentatoire et le raffinement de sa table.